Le sommeil au cœur de la détresse psychique des adolescents

L’adolescence est un temps critique du développement, marquée par des changements physiques, émotionnels et sociaux importants. Au cours de cette période, certains adolescents peuvent également présenter des idées suicidaires, pouvant aller jusqu’au passage à l’acte suicidaire. Un ensemble croissant de recherches suggère que les troubles du sommeil et du rythme circadien peuvent jouer un rôle dans ce risque accru. 

Julie Rolling, Maître de Conférence des Universités – Praticien Hospitalier aux Hôpitaux Universitaires de Strasbourg est la première autrice d’une publication dans l’édition d’avril 2024 du journal Scientific Reports mettant en avant une réduction significative du temps de sommeil chez les adolescents suicidants le mois précédant le geste suicidaire.

Le sommeil et les rythmes circadiens chez les adolescents

La majorité des adolescents subissent un décalage naturel de leur cycle veille-sommeil, avec des horaires de coucher plus tardifs. Ce décalage est attribué à une combinaison de facteurs biologiques et environnementaux, notamment des changements dans les niveaux hormonaux, une sensibilité accrue à certaines longueurs d’ondes lumineuses et une augmentation des exigences sociales. Typiquement, les adolescents se couchent tard à cause des devoirs scolaires à faire, parce qu’ils jouent aux jeux vidéo ou encore car ils communiquent avec leurs amis sur internet. Ce retard de l’heure d’endormissement n’est pas compensé par un lever plus tardif et une dette de sommeil se crée à mesure que la semaine avance. De fait, on observe couramment une heure de lever des adolescents beaucoup plus tardifs le week-end qu’en semaine. Bien que ce décalage soit courant, il peut également entraîner une privation de sommeil et une perturbation du rythme circadien qui ne sont pas anodines.

De nouvelles données sur le sommeil des adolescents suicidants

Les recherches de Julie Rolling et de ses collègues ont contribué à notre compréhension du lien entre les troubles du sommeil et du rythme circadien et le risque suicidaire chez les adolescents. Leur dernière étude, publiée dans Scientific reports s’intéresse au sommeil des adolescents au cours des 4 semaines précédant une tentative de suicide. Pour cela, l’équipe a fait passer un questionnaire (le Munich Chronotype Questionnaire) auprès d’adolescents issus de divers établissements scolaires de la région Grand Est afin de récolter des données sur les rythmes et le sommeil. Ce questionnaire avait pour but d’évaluer le sommeil des adolescents au cours des quatre dernières semaines. Ce même questionnaire a également été proposé à 58 adolescents suicidants âgés de 12 à 18 ans dans les 24h suivant leur tentative. Julie Rolling qui accompagnait le remplissage des questionnaires affirme que leurs capacités cognitives semblaient préservées lors du remplissage et que les données recueillies sont donc fiables. Le choix a en effet été fait de ne pas alourdir le protocole auprès de ces adolescents juste après leur passage à l’acte (par exemple avec la passation d’échelles neuropsychologiques).

Les analyses menées après la collecte des données ont montré que ces deux groupes d’adolescents avaient des chronotypes similaires ainsi qu’une heure de coucher semblable. En revanche, les adolescents suicidants mettaient plus de temps (34 min) à s’endormir et se réveillaient plus tôt. Leur temps de sommeil était en moyenne de 6h22 avec une diminution observée de 44 min par rapport aux adolescents non suicidants. Cette différence est significative et majore donc la dette de sommeil des adolescents suicidants.

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Une causalité complexe

La baisse du temps de sommeil est un élément important à prendre en compte pour mieux comprendre la santé des adolescents avec un risque suicidaire. La littérature indique en effet qu’une dette de sommeil est un facteur qui augmente potentiellement l’impulsivité, diminue les fonctions cognitives (comme la résolution de problème par exemple) et altère l’humeur.

Toutefois, le protocole appliqué ici par Julie Rolling ne permet pas de déterminer la causalité entre l’état suicidaire et le manque de sommeil. Est-ce la dette de sommeil qui favorise l’état suicidaire ou inversement ? Les deux solutions semblent possibles car on peut imaginer que l’état de détresse psychologique ralentit l’endormissement. Démêler ce nœud n’est pas aisé car le risque suicidaire est multifactoriel avec notamment l’intervention potentielle d’éléments situationnels et relationnels majeurs (rupture, sentiment d’abandon).

Afin de plus explorer cette notion de causalité, il serait nécessaire de réaliser des études longitudinales sur les trajectoires de suicides, malheureusement difficiles à mettre en place. Ces études pourraient intégrer des patients multi suicidants ou avec des passages à l’acte répétés (auto-agression, scarifications). L’emploi d’un agenda du sommeil serait utile pour appréhender au mieux les trajectoires évolutives de ces patients, en intégrant en parallèle les évènements intercurrents (antécédents traumatiques, dynamique familiale), ainsi que l’intégration des mesures objectives (comme l’actimétrie).

Mieux appréhender la détresse psychique des adolescents

Cette publication renforce l’idée qu’une évaluation du sommeil serait un marqueur à prendre en compte dans la compréhension de la dynamique et du risque suicidaire, et comme cible thérapeutique d’intérêt. Pour l’instant, cet indicateur n’est que rarement utilisé par les psychiatres, médecins généralistes et pédiatres non spécialistes du sommeil. Julie Rolling propose alors d’estimer la qualité et l’évolution du sommeil durant les 15 jours précédant la consultation en cas de suspicion de mal être adolescent. Le sommeil pourrait ainsi être une porte d’entrée très efficace peu stigmatisante pour une meilleure santé mentale et aider à dépister et diminuer les idées suicidaires. Des ressources pour procéder à cette évaluation sont disponibles en fin d’article. L’utilisation d’un agenda du sommeil permet notamment de détecter et de sensibiliser le jeune à une réduction du sommeil se maintenant dans le temps, marqueur non-négligeable à prendre en compte chez les adolescents à risque.

 

Bien dormir est donc essentiel à une bonne santé mentale des adolescents mais à l’ère du numérique, préserver son temps de sommeil est parfois une chose difficile. Au lieu d’adopter une solution extrême, le mieux reste de trouver des objectifs réalisables par les adolescents. Ainsi, interdire tout écran peut être perçu comme beaucoup trop radical et peut s’avérer inefficace à long terme. En effet, les adolescents ont souvent besoin d’une connexion pour leurs travaux scolaires et leur vie sociale virtuelle. Il est préférable d’encourager un sommeil régulier afin d’éviter une dette de sommeil compensée lors des week-end. Certains réflexes simples sont adoptables au quotidien, comme utiliser les écrans pour les devoirs en début de soirée ou le fait de mettre le téléphone en mode “avion” au moment du coucher. Cette action anodine résout les problèmes de connexions nocturnes causées par les notifications qui fragmentent le sommeil des adolescents.

 

Ces interventions visant à promouvoir des habitudes de sommeil saines et à s’attaquer aux perturbations du sommeil et du rythme circadien peuvent ainsi être un moyen efficace de prévenir le suicide chez les adolescents.

Ressources

Rolling, J., Ligier, F., Rabot, J. et al. Sleep and circadian rhythms in adolescents with attempted suicide. Sci Rep 14, 8354 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-57921-2

 

Outils pour évaluer le sommeil des ados

– Pour un décryptage global, Sleep disturbance scale for children. Cette échelle est découpée en tranches d’âge : -16 et +16 ans.

– Pour l’insomnie, Index of Severity Insomnia. Cet outil est efficace mais pas validé chez les adolescents.

Agenda du sommeil : permet de voir le décalage de phase et une éventuelle irrégularité des rythmes. Suivre le sommeil en vacances permet d’estimer le rythme physiologique

 

Le livret Bien dormir, mieux vivre de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé

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